CHAPITRE XVI
Betty borda le lit de Fred avec amour. Elle se pencha au-dessus de l’enfant et un sourire tirailla sa bouche. Puis elle posa ses lèvres sur le petit front insouciant.
— Le pauvre chéri, il dort déjà… Ce soir encore, il n’aura pas embrassé son père. Quand diable ce cauchemar prendra-t-il fin ?
Sur la pointe des pieds, elle quitta la chambre. Elle s’assit dans le salon et tourna le bouton du poste de télé-radio.
— Je vais attendre Mac. D’ailleurs je ne pourrais fermer l’œil en le sentant au dehors… C’est la guerre, je sais… L’affreuse guerre dont nous ne sortirons, hélas, pas vainqueurs. Mac m’a souvent reproché mon égoïsme. Je ne suis pas la seule femme à attendre le retour de son mari.
Betty ne regardait même pas l’écran téléviseur. Les manchettes des journaux semblaient l’intéresser davantage. Pourtant, c’était toujours les mêmes articles pessimistes, déprimants, dans lesquels, depuis longtemps, l’espoir ne subsistait plus.
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! balbutia-t-elle en se mordant les lèvres. Pourquoi lis-je ces effarantes nouvelles, alors que je devrais chercher à me distraire ?
Elle repoussa le journal avec effort. Puis elle se leva et ouvrit le frigidaire. Elle se prépara un cocktail et but la boisson glacée avec componction. Cela chassa sa fièvre.
Pourquoi revint-elle s’asseoir près du poste de télé-radio précisément à l’endroit où elle avait abandonné le journal ?
Elle était nerveuse. Ses gestes avaient quelque chose d’automatique.
Soudain elle se dressa, livide, pétrifiée. Un grand cri venait de retentir. Il ne provenait pas du poste de télé-radio, comme elle l’eût souhaité…
C’était un cri de terreur, d’épouvante, d’indescriptible panique. Un cri qui s’étranglait dans la gorge et Betty se précipita, échevelée.
Comme une folle, elle se rua dans la chambre de Fred et poussa un soupir de soulagement. Fred dormait. Elle l’embrassa avec un surcroît d’affection.
Puis elle alla tourner le bouton du poste de télé-radio. Le silence prit une ampleur catastrophique.
Betty frissonna. Lentement, elle s’avança jusqu’au balcon et plongea son regard dans l’Avenue déserte. Une distance de six mètres, environ, séparait la terrasse des Corry de la suivante.
Un hurlement terrifiant se renouvela. Il venait de l’appartement voisin, occupé par les Fraday, un couple très sympathique, dont le mari travaillait à la centrale atomique de Washington.
Betty sentit tout à coup son sang se glacer dans ses veines. Un instant, elle demeura sans réflexe, immobile. Elle ne cria pas.
Madame Fraday, en peignoir bleu pâle, venait de surgir sur la terrasse. Jamais Betty n’avait contemplé un visage aussi épouvantable. La terreur déformait ses traits, substituant à cette figure d’ordinaire d’une délicate beauté un masque effrayant.
Madame Fraday n’accorda aucune attention à Betty. La malheureuse cherchait à renouveler son appel au secours, mais aucun son ne sortait de sa bouche tordue. Ses gestes désordonnés prouvaient nettement que, sous l’empire de l’épouvante, elle avait perdu la raison.
Peut-être Madame Fraday aurait-elle eu le courage, plutôt l’inconscience, de se jeter du haut de la terrasse, si un événement extraordinaire ne l’en avait empêchée…
Une éblouissante clarté enveloppa soudain la pauvre femme, et en quelques secondes, Betty comprit que la mort la guettait sur la terrasse voisine.
Elle le comprit instantanément, mue par un réflexe instinctif. Elle savait que l’ennemi invisible ne l’épargnerait pas.
— Mac ! Mac ! hurla-t-elle en refermant avec précipitation la porte-fenêtre.
Comment, dans l’état de surexcitation dans lequel elle se trouvait, appuya-t-elle sur le bouton commandant la fermeture du rideau métallique ?
Sans doute Betty ne saurait jamais l’expliquer. Mais son geste venait probablement de la sauver d’une mort certaine.
Elle se rua sur le téléphone et composa le numéro de son mari.
— Allô… Mac… C’est toi ?… Oui… je… non… je n’ai rien, le petit non plus… Mais viens vite, je t’en supplie. Je crois que je vais devenir folle, comme cette pauvre Madame Fraday. Oh ! Si tu l’avais vue… Non… non ! Jamais je n’oublierai cette seconde épouvantable et…
Au bout du fil, Mac-Corry raccrocha. Son visage était livide. Ses lèvres tremblaient.
— Kériany ! hurla-t-il. Vite, réunissez notre groupe. L’ennemi s’est infiltré dans l’immeuble où est situé mon appartement. Ma femme vient de me téléphoner.
Trois minutes plus tard, un hélicoptère s’envolait du building de la police. Il fonça dans la nuit, au-dessus de Washington.
— Plus vite ! Plus vite ! haleta Corry à l’adresse du pilote.
Celui-ci déploya un zèle extraordinaire. Moins de cinq minutes après avoir décollé de Spark-Avenue, l’appareil se posait sur la terrasse d’un vaste immeuble tout blanc.
Aussitôt, la vingtaine d’hommes, composant l’équipe spéciale de Mac-Corry, sauta à terre. Suivant des instructions et un plan établis à l’avance, la brigade en cagoule se dispersa vers les principaux accès de l’immeuble.
Corry, lui, fonçait vers son appartement, tenaillé par une angoisse indescriptible. Il croisait des gens aux yeux hagards qui l’observaient avec effarement, ne comprenant encore pas très bien ce qui motivait la venue des agents en scaphandre. L’ennemi avait manifesté sa présence voici à peine dix minutes. Les policiers étaient déjà prévenus, bien avant les habitants mêmes de l’immeuble, et mettaient en batterie leur système de sécurité.
L’éclair d’un pistolet électrocuteur fit pâlir l’éclat d’une lampe au krypton. Dès lors, les portes se fermèrent précipitamment, les couloirs se vidèrent avec une affolante rapidité. Le diabolique agresseur était là !
Corry frappa à la porte de son appartement. Des gouttes de sueur perlaient à son front et la main qui tenait son pistolet tremblait.
— Betty… C’est moi. Ouvre.
Le battant s’écarta et Betty se précipita dans les bras de Corry. Celui-ci ôta son casque et l’embrassa follement.
— Tu es vivante, Betty, vivante ! Dieu soit loué… Ces quelques minutes m’ont paru interminables, affreuses.
— Tu es venu vite, Mac… Ferme la porte !
Il s’exécuta. Dans sa carapace d’amiante, il était difforme. Ses mains gantées de caoutchouc caressèrent le visage de la jeune femme.
— Quel cauchemar, chérie… Je ne vis plus. J’ai toujours peur que, durant mon absence, il t’arrive quelque chose. Tu vois, moi aussi je deviens égoïste. C’est le premier stage de la folie, car il semble difficile de conserver sa lucidité devant l’ampleur des événements. Ah ! Mon Dieu… Comment venir à bout de notre infernal et insaisissable agresseur ?
Betty passa son bras sous celui de son mari.
— Il faut ruser, Mac, jouer de machiavélisme…
Le regard du policier brilla avec intensité.
— Ruser ? Mais tu as raison, chérie. Il faut tendre un piège à l’ennemi. Nous allons capituler.
Betty sursauta :
— Comment peux-tu parler ainsi, Mac, toi qui, il y a quelques heures à peine, encourageais les Terriens à s’unir ?
— Voyons, chérie… Je veux dire qu’il faut laisser croire à notre capitulation. L’ennemi ne se méfiera plus, et pour entrer en contact avec nous, il sera obligé de se démasquer. Alors il sera vulnérable. Nous frapperons.
Corry se contempla dans une glace. Il grimaça. Jamais il n’avait pris la peine de se regarder. Il n’était vraiment pas beau dans sa tenue interplanétaire et il avait l’aspect d’un monstre issu d’un cauchemar. Fred, en le voyant ainsi, hurlerait sans doute d’effroi.
— Tu te rappelles, Betty, la mémorable soirée, où l’agresseur s’est rendu maître du poste émetteur de Washington. Il a déclaré que, si nous déposions les armes, il épargnerait nos vies. Je vais me rendre chez le Président des Etats-Unis, puis je lancerai un appel radio. Notre ennemi le captera. Et puis… nous verrons bien ce qu’il adviendra !
Corry rajusta son casque et pressa la main de sa femme.
Ses yeux, derrière le hublot, étaient brillants d’amour.
Lorsqu’il fut parti, Betty referma soigneusement la porte. Elle s’effondra sur un fauteuil et sanglota.
— Oui, capituler… Epargner ainsi des millions de victimes. N’est-ce pas l’unique, la plus sage des solutions ? Je suis certaine que les Gouvernements entendront l’appel de Mac.
Puis, tout bas, elle murmura.
— Lorsque la paix sera revenue, que le spectre de la guerre sera écarté, je persuaderai Mac. Je ne veux pas qu’il reprenne la lutte. Car la vengeance de notre agresseur serait terrifiante…
*
* *
Simultanément, tous les grands postes émetteurs des Etats-Unis diffusèrent la nouvelle.
Pour la première fois, on parla de reddition effective. Le général Traver, au nom de l’armée, Mac-Corry, représentant les services de la police, et Spricey, pour la Science, prononcèrent diverses allocutions.
Les trois hommes, d’emblée, reconnaissaient l’inutilité de la résistance terrienne face aux terribles assauts de l’agresseur invisible. Ils parlèrent, non seulement au nom des Etats-Unis, mais pour l’humanité tout entière. Le sort de la planète était en jeu. Mieux valait donc céder dans la honte que de mourir dans la gloire, d’autant plus que cette gloire ne servirait à rien, sinon à servir les intérêts de l’ennemi, débarrassé à jamais de la race humaine.
Traver invita toutes les Nations du monde à suivre le sage exemple des Etats-Unis qui, depuis des années, mettaient en œuvre tous les moyens possibles pour protéger la paix.
Les peuples, sur les écrans téléviseurs, ne se lassèrent pas d’écouter ces trois hommes, et surtout Spricey, le grand biologiste, qui déclarait inhumaine la guerre bactériologique, arme d’ailleurs à double tranchant. Devant l’échec de la bactérie « Loreth », les savants se montraient impuissants. Il semblait impossible de produire un microbe à la fois pathogène pour l’ennemi et inoffensif pour l’homme.
Traver, lui, se montra persuasif. Il prouva l’inefficacité des armes terriennes – pourtant redoutables – devant un agresseur exceptionnel, d’abord parce qu’il venait d’une planète inconnue, ensuite parce que son invisibilité le protégeait de tous les systèmes défensifs mis en œuvre contre lui. A ce titre, Traver cita la dramatique bataille de l’équipe de Mac-Corry qui, après plusieurs heures d’une lutte hallucinante, avait réussi à mettre hors de combat un adversaire. Or, cette victoire ne s’était pas reproduite. L’insaisissable ennemi frappait, sans être atteint lui-même.
Combien d’hommes invisibles avaient pris pied sur notre globe ? Sans doute un nombre considérable, puisque simultanément, Paris et Tokyo, par exemple, recevaient la visite de l’envahisseur.
Traver hurlait dans le studio de télévision.
— C’est folie de s’obstiner. Nous luttons contre des fantômes. Alors, avez-vous vu quelquefois des vivants prendre l’avantage sur des êtres surnaturels ?
La plaidoirie de Mac-Corry fut encore plus expressive que celle de Traver. Il sapa, un à un, tous les espoirs, et parla en connaissance de cause.
— Vous, qui n’avez jamais endossé un scaphandre, vous ne pouvez pas savoir l’angoisse qui étreint les équipes spécialisées. Nos pistolets électrocuteurs lancent leurs décharges mortelles sans conviction, là où ils soupçonnent une présence. En définitive, ils tirent dans le vide, alors que l’agresseur nous guette par derrière. Combat inhumain, auquel nous ne sommes pas habitués. Combat d’une intensité dramatique où se mêlent les hurlements d’épouvante des populations traquées. Vision d’horreur que nous devons faire cesser dans les délais les plus brefs. Car le temps ajoute à notre malheur un surcroît d’inquiétude, de désespoir.
Et Corry termina par ces mots.
— C’est donc un véritable appel au secours que je lance à l’humanité. Alerte à l’extinction des habitants de la planète Terre !
Corry excita donc la sensibilité des cœurs, tandis que Traver, plus militairement, ne cachait pas la gravité de la situation. Spricey, lui, avait démontré l’impuissance de la Science.
Quel fut le retentissement de ces trois discours successifs ?
Il fut celui que tous espéraient. En capitulant, les Terriens avaient tout à gagner. Seules, quelques nations n’envisagèrent pas la reddition. Mais cette fois-ci, la majorité l’emporta. Les peuples n’eurent pas à voter. Les gouvernements eux-mêmes prirent l’initiative…
*
* *
Traver épongea la sueur qui coulait de son front.
— Eh bien ! nous pouvons nous estimer satisfaits. Reste à savoir ce qui va se passer et si l’ennemi captera notre appel.
— Il se démasquera ! grogna Corry en brandissant le poing. Et alors…
Alors, quatre jours après l’annonce de la capitulation, l’agresseur interplanétaire n’avait toujours pas dévoilé ses batteries. La présence d’aucun émissaire ne fut décelée. Jour et nuit, les postes radio attendaient en vain des instructions de la part des vainqueurs.
Ceux-ci semblaient avoir abandonné notre globe. Depuis quatre jours, l’arme à dématérialisation n’avait pas frappé. Le Monde entier se demandait ce qui allait se passer. Car ce silence avait quelque chose de menaçant.
Betty ne dormait plus. Corry guettait, devant son poste de télévision muet, un improbable appel de l’Invisible.
— Aucun doute. L’ennemi a entendu notre triple allocution. Son brusque silence, sa soudaine mais inquiétante passivité le prouvent nettement.
Et ce quatrième jour de trêve passa, dans la plus affreuse et la plus angoissante des expectatives…